Et la voici, la surprise !!!DEUX tableaux du Caravage se sont égarés ICI à Loches, à la galerie Antonine !
Deux Caravaggio ??? Déconcertant. Étourdissant ! Non ? A ceux qui pourraient croire (encore) que nous planifions avec grande précision et minutie savante nos visites et voyages, je redis : Nous ne planifions jamais RIEN. Seulement la veille … pour le lendemain. Donc, on vous le jure nous ne savions RIEN. Nada. Niente.
Alors ? Qu’esse et qu’oisse ?
Dans les années 1990, est entreprise la restauration de l’église Saint-Antoine et, dans la foulée, on revoit un peu les tableaux qui s’y trouvent. C’est la découverte de ce blason non authentifié sur les deux grandes toiles (voir photos ci-dessous) qui attire l’attention et provoque une enquête. Il s’avère que les armes sont celles de Philippe de Béthune, ambassadeur de Rome de 1601 à 1605, grand collectionneur et mécène de Caravage.
Incroyable ! Ainsi ces toiles sont restées accrochés pendant deux siècles aux murs de l’église Saint-Antoine, oubliées, sans entretien, abîmées et salies par le temps.
Restaurées en 2005, elles sont magnifiquement exposées dans cette minuscule et précieuse galerie protégées par une caméra et … un vitrage blindé. Totalement intimiste. Avec donc en tout et pour tout 3 tableaux (avec le retable de Jean Poyer (cf envoi précédent) et… quelques broutilles. J’y étais tout seul (ma doudoue arpentait les jardins du bas de la ville, dans la belle lumière).
Si les tableaux sont lumineux et magnifiques et de belle taille, une petite gêne m’a saisie car je n’ai pas retrouvé le velouté des nuances du Caravage. Je ne suis pas spécialiste mais un quelque chose de rigide, de râpeux inhabituel me dérangeait par rapport aux tableaux vus à Berlin, Potsdam, Londres, Milan, Florence, Vienne, Saint Petersbourg, le Prado… Un peu chagriné, j’ai d’ailleurs livré mes impressions à haute voix à la caméra de surveillance de la pièce !
La Cène à Emmaüs. La scène d’Emmaüs est racontée par Saint Luc (patron des peintres !), dans son évangile. Assis autour d’une table d’auberge, le Christ, Cléophas et un autre disciple avec lequel ils ont cheminé jusqu’à Emmaüs assistent au miracle. On a même pensé que si la scène est racontée avec une telle profusion de détails et de vérité dans les paroles échangées et que si Luc tait le nom du second disciple dans son Evangile, c’est qu’il s’agirait de… Luc soi-même, témoin oculaire de cet épisode.
Magnifique composition et maîtrise accomplie et… inimitable du clair-obscur.
Le moment précis que Le Caravage choisit de représenter est la fraction du pain.
«Quand il fut à table avec eux, ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards.»
On voit sur la table, le pain est fractionné et les disciples reconnaissent enfin leur Seigneur à cette réplique du partage à la dernière Cène. Cette révélation entraîne alors chez eux une réaction de stupeur intense que vient souligner leurs gestes. Celui de droite, hébété, écarte les bras (en croix !) tandis que le second, les yeux écarquillés, agrippe les accoudoirs de son siège, oscillant entre l’inquiétude, traduite par un mouvement de recul, et l’émerveillement face au miracle de la résurrection dûment constaté. L’aubergiste, debout observe avec perplexité ces clients étranges et leur vives réactions soudaines.
Cette ouverture de lumière dans le cercle compact et sombre formé autour du Christ nous appelle aussi à promener le regard sur une véritable nature morte peinte avec la plus grande précision réaliste : tableau dans le tableau. Rituelle corbeille de fruits, poulet rôti, cruche en porcelaine majolique, carafe, verre, bol, nappe, tapis sous la nappe, tous accessoires chers à la peinture flamande et destinés à magnifier la technique et la virtuosité de l’artiste.
NB : Caravage n’est pas un débutant dans « l’exercice de la corbeille de fruit ». Nous vîmes l’extraordinaire Corbeille de fruits à la Pinacoteca Ambrosiana à Milan : Interdit de faire la moindre photo. Vietato ! Tableau pourtant divinement éclairé ! La corbeille y est très semblable, posée également en déséquilibre au bord de la table. Il y a aussi celle du Bacchus, vue aux Offices à Florence, et antérieur lui aussi à la Cène.
L’incrédulité de Saint Thomas
C’est l’Evangéliste Jean qui rapporte la scène :
« Thomas, l’un des Douze, appelé Didyme, n’était pas avec eux, quand vint Jésus. les disciples lui dirent: « Nous avons vu le Seigneur ! » Il leur répondit:
« Si je ne vois à ses mains la marque des clous, si je ne mets le doigt dans la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas.»
Caravage peint ici l’impensable, l’inconcevable en réalisant le puissant désir de toucher Dieu, et pénétrer son corps. Ce qu’évidemment Thomas ne fait pas dans le texte de l’Evangile, répondant seulement humblement à l’invitation du Christ par ces mots : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Cet index, ce 3è oeil, plonge carrément dans la texture des chairs de la blessure faite par la lance du soldat et attire toutes les lignes de la composition du tableau. Geste à la fois terrible et… érotique ! (+ notez la courbure du sein et le tétin dressé !)
Mais… l’œil doté d’une main, n’est-ce pas aussi la définition d’un peintre ?
L’incrédulité de Saint Thomas, détail. Notez ce bloc compact de personnages serrés et comme soudés entre eux, sur un fond uniformément obscur, ces quatre têtes réunies au centre de la toile, ce faisceau de quatre regards (8 yeux !), avides, si intensément tendus, vers le doigt de Thomas, point central du tableau.
Car les trois apôtres, le front plissé, interrogatif, ne seraient-ils pas, eux aussi en proie au doute ? Ainsi d’ailleurs que l’ensemble des croyants ???
Thomas, beau personnage de têtu dissident, qui veut toucher du doigt pour croire. Comme tous les chrétiens ? Ne parlons pas des autres !
L’épisode de l’incrédulité de Thomas constitue, pour l’Eglise, une preuve capitale en faveur de la Résurrection, confirmant à tout jamais que l’apparition de Jésus ressuscité ne peut être une… hallucination ou un racontar de bonne femme (Madeleine en l’occurence). L’index de l’incrédule qui pénètre la plaie est donc un sacrilège… nécessaire certes, mais que Caravage a rendu terrible et totalement inconvenant ! Obscène ?
Bienheureux ceux qui croient sans avoir VU !
Rentré at home, je m’en fus dans mon Musée numérique et Bingo, nous avons bien vu et j’ai bien photographié « L’Incrédulité de saint Thomas » au château de Sans-Souci, à Potsdam, mais aussi aux Offices à Florence et itou « Le Souper à Emmaüs » à la National Gallery, à Londres !
Et alorsse ??? Mon ressenti se confirme. Regardez vous-mêmes. Et comparez !
Caravage a peint deux versions du Souper à Emmaüs. L’une d’elle, conservée à la National Gallery de Londres fut peinte en 1601 tandis que la seconde, de 1606, se trouve dans les collections de la Pinacothèque de Brera, à Milan. Version différente de celle-ci et infiniment plus ténébreuse, terreuse.
La Cène à Emmaüs. Voici celle photographiée à la National Gallery en janvier 2019. Les spécialistes en connaissent parfaitement l’histoire, le commanditaire et même, le prix du tableau.Traçabilité parfaite. C’est un Caravaggio !
Regardez et comparez !
Revoyez les Photos 1 et 2 : La Cène à Emmaüs de Loches
Les draperies ont des plis assez secs, mécaniques. Le modelé dans le drapé a quelque chose d’anguleux, aux transitions brutales, de même dans les plis du front ou des ailes du nez, la tête de l’aubergiste, les cheveux du Christ. Pas photo ! Des maladresses même : l’ombre ridicule du bol à droite, l’imprécision dans la corbeille de fruits etc … « Y’a pas photo », dit la photo.
Et pour « L’Incrédulité de saint Thomas » ?
D’accord l’éclairage du tableau de Potsdam est… merdique, comme d’ailleurs dans l’ensemble des salles du Palais de Sanssouci, où les tableaux s’entassent comme des sardines en boîte : une vrai provoc’.
Néanmoins, regardez et comparez !
Et la version des Offices ci-dessous ! Regardez et comparez ! «Y’a pas photo», dit la photo.
Ci-dessous, version Loches : mêmes remarques pour le rendu des draperies, leur rigidité, leurs plis anguleux, les plis du front ou des ailes du nez. La maladresse dans la peinture de la main de Thomas, de la main droite du Christ … même la position de la tête du Christ et son rattachement au buste est un tantinet dérangeante. Sans compter le quelque chose de criard dans la perception de l’ensemble !
J’ai cru d’abord à une mauvaise restauration. C’est vrai que le métier de restaurateur, restauratrice d’ailleurs le plus souvent, n’est pas qu’un métier.
Que dire ? C’est vrai aussi que, comme tous les peintres d’ailleurs, Le Caravage faisait souvent des répliques en modifiant certains personnages du tableau.
Ci-dessous (mais hors concours !) la version du Souper à Emmaüs, de la Pinacothèque de Brera, à Milan, peinte 5 ans plus tard que celle de National Gallery de Londres, si différente avec sa palette plus sombre, ténébreuse même. Plus de nature morte richement colorée, seulement le pain, une assiette, et une cruche quelconque : un broc. Plus de poulet rôti bien dodu. Un repas bien spartiate, en vérité. Plus de visage poupin du Christ, plus de vêtement rouge vif. Une résurrection bien ténébreuse, en somme. Ombres envahissantes de Nocturne.
Entre ces deux tableaux, le peintre est devenu un assassin. Recherché, ll fuit, s’exile à Naples, à Malte, en Sicile puis à nouveau à Malte. Mais sa réputation sulfureuse le rattrape et il est chassé de Malte.
🔎 Je m’en fus donc faire mon enquête.
En vérité, ça fait douze ans que le doute subsiste, que les avis divergent. Au début, ce fut carrément une tempête. Pensez donc : La France ne possède que 4 Caravage et il y en aurait soudain 2 de plus (soit 50%) surgis de Loches !? La petite ville clame l’«événement majeur pour l’histoire de l’art et pour le patrimoine national». Las, Pierre Rosenberg l’ancien président-directeur du Musée du Louvre coupe court et déclare qu’il s’agit de « copies ». Circulez !
Loches persiste. On consulte Mina Gregori, de Florence, considérée comme la principale experte au monde du Caravage. La réponse est cinglante : «Il s’agit de deux copies de mauvaise qualité. Et il n’est pas nécessaire de les avoir devant les yeux pour en être sûr.» Et elle ajoute : « Mais je ne suis pas surprise. Tous les deux mois, il y a quelqu’un qui prétend avoir des Caravage chez lui ». On consulte Sir Denis Mahon, un des plus grands spécialistes de la peinture baroque italienne. Réponse tout aussi péremptoire : « Ce ne sont pas des originaux, c’est absolument évident… Prétendre que ces toiles sont des Caravage est ridicule. »
Lors d’un colloque en 2013, une hypothèse est défendue par un spécialiste internationalement reconnu de la peinture italienne du XVIIè siècle, l’historien de l’art Clovis Whitfield : ces tableaux seraient l’oeuvre de Prospero Orsi, artiste proche de Caravaggio et fréquentant avec lui tavernes tripots et courtisanes.
Pendant longtemps le maire de Loches puis son successeur se sont arc-boutés : «Ce sont d’authentiques Caravage», n’en déplaise à la côterie des gens d’art patentés ! Pure crânerie vaniteuse ?
Outre le fait, vérifié par une analyse scientifique effectuée par un laboratoire spécialisé dans les peintures anciennes que les pigments et la toile de lin font état de similitudes indéniables avec les œuvres connues du Caravage, quelque chose demeure troublant.
En effet, ce qui rend tout de même dubitatif, c’est ce blason peint en façade sur la partie haute des tableaux ! (Photo 2 et 4) il s’agit bien des armes de Philippe de Béthune (1566-1649), frère cadet de Sully, cardinal et ambassadeur de France à Rome, l’un des plus grands mécènes privés après le roi.
D’autant que, selon un document conservé aux Archives nationales, Philippe de Béthune avait acheté quatre Caravage dont une « Cène à Emmaüs » et une « Incrédulité de Saint-Thomas ». Et surtout, cet inventaire (effectué de son vivant en 1608 et portant sa signature) indique que ce sont des originaux de l’artiste Michel Ange Merisi (dit Le Caravage) et le prix payé, élevé pour l’époque : 250 livres et 130 livres.Voilà en effet qui laisse perplexe, d’autant qu’il était suffisamment connaisseur pour ne pas se laisser fourguer deux croûtes !
Bon, la mairie a aujourd’hui baissé pavillon et le bulletin municipal écrit désormais « Ces deux tableaux sont identifiés aujourd’hui comme des copies ». Mais le 1er octobre dernier, la Ville de Loches recevait la visite de Francesca Cappelletti, professeure d’histoire de l’art moderne à l’université de Ferrare, spécialiste du Caravage. Si elle convient qu’on ne retrouve pas dans ces deux toiles le trait du maître Caravage, elle suggère d’entamer une recherche pour retrouver les traces du trajet exact de ces deux toiles depuis Rome jusqu’à Loches.
Allez, Ne boudons pas notre plaisir, leur provenance prouve qu’il s’agit au moins de copies très anciennes exécutées peu après les originaux, à Rome.
💙 Et l’extraordinaire mise en scène et le cheminement spectaculaire de la lumière reste un VRAI BONHEUR.
Buste du Caravage oeuvre de Claude Demay 2010, offert à la ville de Loches par l’artiste à l’occasion de l’inauguration de la Galerie Antonine.
Au XVIè siècle, Loches, qui revendique fièrement plus de 1000 ans d’histoire, tient un rôle majeur en Touraine, comparable au pouvoir d’Amboise, de Blois et de Chinon.
En particulier, le lien avec Chinon est évident par le trio Charles VII qui affectionnait ce lieu autant que Chinon et y voyait une résidence rassurante, Jeanne d’Arc venant l’y retrouver pour le presser d’aller se faire sacrer à Reims et … Agnès Sorel, installée ici, décédée ici, à 28 ans et enterrée ici.
Mais c’est lorsque l’on grimpe en haut du donjon que l’on découvre la merveille de Villandry. Là, sous vos yeux une éclatante symphonie végétale, enrichie de bassins, de fontaines, de tonnelles et sur plusieurs niveaux. Une géométrie élégante et savante de mosaïques de plates-bandes, de buis taillés en broderies, de charmilles, de cloîtres de verdure et d’une profusion de fleurs intermittentes et changeantes au gré des saisons.
C’est Jean Breton, ministre des finances de François Ier, vous savez, le bâtisseur de Villesavin, la « cabane de chantier » de Chambord, qui a élevé le château de Villandry. On l’a déjà évoqué (cf châteaux en Pays de Loire 6 https://jacbouby.fr/2020/12/06/chateaux-en-pays-de-loire-6/) : à la Renaissance, les secrétaires royaux fort discrets, à l’opposé de la noblesse tapageuse, ont assis leur position professionnelle et confirmé leur ascension sociale et leur richesse par la construction de nombreux châteaux, des plus emblématiques du Val de Loire aux plus confidentiels : Chenonceau, Azay-le-Rideau, Villandry, Cheverny, Valmer, la Bourdaisière, Candé…