AUBRAC : La Vache et le Territoire (1)
Ainsi donc que les masucs sont morts et que se sont tues à jamais les voix humaines, nous restent dans ce paysage immortel les belles silhouettes bien vivantes et fières, cette égérie du photographe, peut-être du poète, qui tutoie le ciel, ses bourrasques et ses nuages et dessine l’horizon dans ses yeux lointains.
Et comme tout ce pays que la lumière colore, nuance et diapre encore selon l’évolution du jour, la vache passe du miel tendre et doux du levant à l’ocre profond du couchant. N’en déplaise aux capteurs rétifs 🤪
Serait-elle devenue désormais la seule à garder un écho secret des traditions immuables ?
Bien sûr, la Vache a un peu perdu de sa liberté car à l’origine, les prés n’étaient pas clôturés, mais simplement limités par des fossés, des rigoles, des bornes de pierre ou des empilements de blocs (clapasses), voire quelques arbres parsemés. Hommes et troupeaux circulaient alors librement dans les mountanhas, « l’ordre pastoral » étant géré par quelques préposés, quelques associations.
Et dès la fin du Moyen âge, de nouvelles pratiques modifient le paysage puisque des clôtures sous forme de murets de pierres sèches commencent à quadriller le paysage, faisant progressivement disparaître la libre circulation et fin XVIIIème le libre pacage cesse complètement en Aubrac. Fin XIXème le règne des fils barbelés s’imposera à tout jamais !
Mais voilà la question qui nous interpelle : comment est-on passé d’une unité d’alpage entièrement gérée et exploitée par la Domerie, à une multiplicité de mountanhas (300) exploitées de manière privée ? Bien circonscrites par leur fils barbelés qui géométrisent totalement l’espace !
C’est simple. Très simple : la RÉVOLUTION ! Tous les biens et domaines du clergé sont vendus comme bien nationaux ! La Domerie est démantelée et ses terres vendues en parcelles sont rachetées par des fermiers et marchands enrichis eux-mêmes par ces élevages ou des bourgeois des villes. Et voilà la désagrégation et la dispersion consommées !
Comment ne pas admirer cet animal zen qui sait vivre sans « mélancolie ni dégoût » bref sans ennui ? On se prend à les plaindre de vivre derrière les barbelés qu’elles franchissent d’une énorme langue gourmande pour aller brouter justement, la plante qui est hors enclos. Mais leur liberté est dans leur tête. Ruminant le temps suspendu en ces hautes terres de ciel dru. Et peut être bien que ce sont elles qui nous plaignent de notre agitation, fébrilité, tension et instabilité chronique !
Quelles théories cosmogoniques développent-elles dans leur énigmatique regard à moins que ce ne soient d’insolites utopies ? Et honte à notre ridicule mépris envers ce « regard bovin ». Pauvres humains ! Altières mais pas hautaines ! Ce regard est tendre, incroyablement attentif, intéressé, curieux et les voilà qui du milieu du terrain accourent vous saluer si vous avez pris soin de clamer le « Vèissi bèni, bèni, bèni… Vèissi bèni, bèni, bèni …»
Comment ne pas «craquer» face à la nonchalante quiétude de ces animaux aux gestes lents qui ne sont rien d’autre que le présent mais presque hors du temps. Ataraxie ? Philosophes en tous cas = amis de la Sophia puisqu’elles peuvent jouir de la « skolè, ce temps libre et libéré des urgences du monde ». 🤪
On comprend pourquoi les vaches peuplent nombreuses l’œuvre de Nietzsche. La rumination n’est-elle pas l’image de la pensée ?
Mais, le savez-vous, cette princesse magnifique a bien failli disparaître. Nôôôôôn ? Si faict !
🔎 On a donc compris qu’avec l’extinction des masucs et la disparition des buronniers, on abandonna le lait et le fromage et toute cette économie saisonnière s’effondra.
Pensez donc : Plus de masucs, plus de veaux à séparer, plus de traite, plus de cantalès ni de pastres ni de bedeliers. Plus d’incessantes montées / descentes sur ces terres dures et incommodes : des barbelés suffisent désormais ! Et… les vaches seront bien gardées !
Mais le démon du productivisme acharné et de l’exigence de la rentabilité souffla dans les oreilles des éleveurs que vue l’imperformance quantitative notoire en terme de lait certes mais aussi de viande de la vache Aubrac, il était tant de regarder ailleurs. En particulier du côté de la race charolaise dont les premiers taureaux arrivèrent de la Creuse en 1958-59 et l’on vit progressivement les pentes de l’Aubrac se peupler de veaux à la robe blanche. Et Miracle : les croisements apportèrent plus de viande, on les multiplia donc ! D’autant que le marché italien s’intéressa vivement à ces veaux magnifiques qui descendaient dodus des alpages ! Pensez donc ! Toutes ces escalopes alla milanese sur pattes 🤪
Le déclin de la race Aubrac était programmé… Et validé !
C’est alors qu’André Valadier de la ferme des Clauzels à la Terrisse entra en résistance et fonda à la Terrisse même en 1960 la coopérative « Jeune Montagne » forte de 30 éleveurs adhérents bien décidés à pérenniser le savoir-faire des buronniers et à réhabiliter la race d’Aubrac en perdition.
Et lentement, très lentement on entreprit sa réhabilitation, par une large reconnaissance des qualités de cette vache séculaire et une amélioration génétique par une sélection rigoureuse, sa population était tombée à 26000 têtes dans les 3 départements historiques, berceaux de la race : Aveyron, Lozère, Cantal.
Vigoureuse, « Jeune Montagne » assit sa notoriété et grandit, bien consolidée et raffermie de ses 300 adhérents convaincus, puis se réinstalla à Laguiole, où elle réside toujours aujourd’hui et André Valadier dont le combat ne cessa jamais, la présida durant un presque demi-siècle. L’AOC Laguiole en décembre 1961 n’était attribué qu’aux seuls fromages fabriqués pendant le temps de l’estive. De même l’aligot était lié à la transhumance puisqu’il nécessitait de la tome fraîche au lait cru et entier. Et aujourd’hui seule « Jeune Montagne » en produit !
Nous lisons aujourd’hui une fiche d’information UPRA (Union pour la Promotion, la Sélection et la Diffusion de la race bovine Aubrac) vantant la performance et rentabilité dans tous les milieux, résultat de sa solide rusticité de son aptitude à l’allaitement et de sa remarquable longévité : Il était urgent de le clamer !
En 1996, une poignée d’hommes du pays a décidé de valoriser la race Aubrac et de créer l’association « Bœuf Fermier Aubrac – Race Aubrac ». Grâce à leur volonté et à leurs efforts, ils ont obtenu le label rouge, signe distinctif de la qualité supérieure du produit.
Cette recherche constante de qualité a donné LA FLEUR D’AUBRAC, marque déposée à L’INPI, qui est une génisse croisée, de mère de race pure aubrac et de père de race pure charolaise. Élevée avec un cahier des charges rigoureux. Ni maïs ni soja, détériorateurs avérés de la qualité de la viande. Ni jamais ! au grand jamais, antibiotiques. C’est bien connu, on n’est que ce que l’on mange. Bovins autant qu’humains 🤪
Quel régal pour moi qui adore les vaches, même charolaises de mon Berry. Mais les aubrac sont plus belles, plus « classes ». Quelle allure avec leurs yeux maquillés.
Et merci Jacques pour cette leçon d’histoire bovine …
Merci Bernadette pour ton message. Moi aussi j’aime ces vaches et leur regard à la fois proche et lointain … Cela fera une chose (entre autres) de plus en commun… avec… la Mauritanie 😜 dont je viens depuis avant hier de commencer à numériser mon exposition de 1989… que vous ne vites point . J’enverrai une infolettre à notre retour de Thaïlande !