AUBRAC : La Vache et le Masuc
Désormais sur les hauteurs de l’Aubrac, il faudra compter avec ces mouvantes silhouettes nouvelles, dans le paysage immobile tout à coup plus animé, introduisant dans l’horizontalité du plateau, des notes verticales d’harmonie, tout comme la successivité de la mélodie s’enrichit de la simultanéité musicale de l’harmonie. Et… je ne vous apprendrai pas que cela s’appelle l’ Accord.
Ici des bourettes, génisses de 1 à 2 ans, très curieuses des agissements et contorsions du photographe !
Et, bien entendu, parties prenantes de l’Accord, ces autres verticales silhouettes bâties qui ponctuent de leur sombre contour ces paysages d’estives gagnées sur la hêtraie primitive depuis… depuis… Émaillant le paysage, ils font la joie du photographe mais témoignent de toute une histoire, toute une région, tout un peuple… tout un passé ! Filerai-je indument la métaphore musicale ?! Il s’agit bien ici de consonance entre la Vache et le Masuc.
Car c’est bien la Vache qui explique et justifie ces petites constructions qui parsèment le plateau d’Aubrac, le buron, dans la langue du pays, le masuc. Tout un système disparu d’élevage et de vie lié à l’estive de ces 142 jours.
Chaque mountanha a/avait son masuc, le coeur de l’activité en estive, murs de basalte, toit de schiste, pour loger le personnel saisonnier chargé de la garde du troupeau et procéder à la fabrication du fromage local, la fourme. Trois cent mountanhas à la belle époque, début XXème, donc 300 masucs ! 264 encore actifs dans les années 1945-1950.
Si la pratique de l’estive remonte au Moyen-âge, c’est vers 1800 que se construisent les burons en pierre, venant remplacer les cabanes de bois ou en terre plutôt rudimentaires qui abritaient jadis les bergers.
Masucs des Goutals, du Jas de Patras, de La Montagnette, des Bouals, du Rigambal haut … tant de noms chantant, témoins opiniâtres de sept siècles de pastoralisme.
C’était là une forme de sédentarisation par opposition aux cabanes de jadis qui, «nomades» suivaient les déplacements du troupeau pour maintenir optimale la distance entre la traite du lait et la confection du fromage. Car c’était bien de fromage qu’il s’agissait alors.
Souvent dressés sur des lieux élevés permettant l’observation des troupeaux et sur une légère pente, de manière à l’enfouir en partie dans le sol, cave de plus orientée au Nord pour y maintenir la nécessaire fraîcheur pour affiner les fromages, les masucs sont implantés près des sources, indispensables à la fabrication du fromage.
Les murs en sont épais avec peu d’ouvertures pour se protéger du froid et des chaleurs et conserver l’été la fraîcheur pour la préservation des fourmes : 10° étant la température idéale. Univers clos sur lui-même, à peine un fenestrou ! D’ailleurs à quoi bon regarder dehors quand on est dedans. Ne suffit-il pas de sortir pour prendre le bleu, le vert, le vent plein les yeux et les poumons ? On a l’horizon pour soi. Quel besoin de fenêtres ?
Pourtant, la vie au masuc est loin d’être poétique et dilettante et l’organisation du travail est sévère. J’ai retrouvé parmi les quelques livres de mon père un roman régional : « Romain Alpuech » de Jean Gazave édité en 1940 dont le cadre est pour une part en Aubrac où le jeune roule, Romain, d’une famille pauvre est placé tous les ans en estive, sans évidemment gagner un sou, le maigre argent gagné étant directement donné à son père.
Les citations de cet ouvrage me/nous serviront de guide historique de cette période.
🔎 Aussitôt l’équipe arrivée à la mountanha et le mât planté, chaque cantalès poussant son ahuc rebondissant sur les pentes et se mêlant à l’ahuc des autres masucs, une hiérarchie stricte et immuable planifie les rôles et les tâches :
- le cantalès (de cantal, à la fois fromage et région), c’est le patron du masuc « le chef. Il commande au nom du maître. Son autorité est absolue » Responsable du troupeau et de la pâture il gère ses 4 hommes et leur travail et fait une affaire personnelle de la fabrication de la tome fraîche et du fromage.
- le(s) pastre(s), berger chargé de garder/soigner et rassembler le troupeau pour la traite.
- le bédelier, chargé de s’occuper des bédels c’est à dire des veaux, notamment de les amener à leur mère pour amorcer la lactation,
- le roule, en général un « gamin » qu’une famille pauvre loue pour l’estive, c’est le moussaillon à tout faire.
La charrette qui accompagnait la mountada apportait bien quelques provisions : sacs de pommes de terre, quartier de lard salé, énormes pains, légumes secs, mais surtout le matériel nécessaire à la fabrication du fromage : le même matériel que mentionnait déjà l’Encyclopédie de Diderot & Co et, peut-être, les mêmes savoirs d’avant Pasteur sur la flore lactique ! Mais des savoirs-faire certains, issus du fond des âges !
L’autarcie nutritionnelle était totale et le menu quotidien bien établi au masuc : soupe, beurre, lait, fromage et lard apporté. Point ! … Quoique… possiblement complété par un lièvre, une grive, une truite… du temps béni où ils pullulaient.
A la Saint Jean, les buronniers étaient autorisés à faire l’aligot avec la tome du buron. Je lis que jusqu’aux années 1950 et 1960, ils n’avaient le droit de préparer l’aligot que deux fois dans l’année : au feu de la Saint-Jean le 23 juin et le 3 octobre, la veille de la grande foire d’Aubrac. C’est dire si c’était un luxe !
« Romain, matin et soir, apportait les récipients de bois qu’on emplissait du lait des vaches. Les pâtres, ceints du tablier noir à la poche remplie de gros sel, portaient ficelé sous les reins, un champignon de bois dont la queue se fichait en terre, quand ils s’accroupissaient pour éteindre les pis. Le bédelier lâchait, par petits paquets, les veaux gloutons, et chacun assaillait sans erreur la mamelle de sa mère-nourrice. Vite, on arrachait le malheureux affamé de la tétine à peine amorcée. Solidement lié à la cuisse maternelle, il attendait que l’homme eût achevé de lui dérober son lait, pour ne trouver que le plaisir fallacieux d’aspirer sans profit un sein déjà épuisé. »
La traite est effectuée matin et soir à proximité du parc de claies et de branches sèches posées en carré ou hémicycle d’où les veaux sont extraits les uns après les autres pour « tirer » le lait de la vache. Ils resteront prisonniers de cet enclos toutes les nuits et une bonne part du jour afin de les isoler des mères car leur lait n’appartient plus à leur progéniture !
A noter que chaque matin on déplacera l’enclos afin de fumer la terre et en deux étés, l’ensemble des parcelles aura été fertilisé par le fumier. Gros travail incessant, on s’en doute !
On trait dans le ferrat (seau de 20 litres) en châtaignier cerclé de fer, assis sur ce drôle de siège à un seul pied, la selle, arrimé autour de la taille par des courroies.
On vide le ferrat plein dans la gerlà (avec une toile pour filtre), en bois aussi, récipient contenant 4 (80 l) ou 6 (120 l) seaux, transportée jusqu’au masuc à 2 sur l’épaule après avoir passé une (très) grosse barre dans les anses en grosse corde. On peut en voir un spécimen à la Maison de l’Aubrac (Aubrac).
Pour éviter le balancement de la gerlà qui provoquerait la chute du lait, les deux porteurs ont soin de partir l’un du pied droit, l’autre du pied gauche et d’aller toujours ainsi. D’autant que la distance à parcourir peut être longue !
Sur une carte postale de la Série exposée à Nasbinals et déjà évoquée ici, on voit le transport de la gerlà par deux porteurs avec l’imposant mât sur l’épaule, mais pas seulement, chacun d’eux tient à la main restée libre un ferrat de 20 litres !
Plus tard un système métallique permettant de la tracter avec deux vaches attelées (voir photos) ôtera un peu de pénibilité à ce dur transport.
Le lait est ensuite rapidement transporté vers le buron, afin qu’il ne refroidisse pas. « Le lait aussitôt trait sera ensemencé de présure. On le laisse cailler, on le presse : c’est la tome. Le cantalès l’effritera dans de grands moules cylindriques. On l’en ressortira mûri en « fourmes » de soixante dix livres. On les entassera jusqu’au quatre octobre, date du marché de fin de saison. Deux fois par jour, le roule, à chaque pressée, prendra le petit lait, résidu d’eau blanchâtre aigre et trouble où nagent des parcelles solides. Il ira le verser aux cochons affamés.»
Et comme le dit le buronnier « Èra pas dificile de mancar lou fromatge ! … Aquò’s un mestièr ! » C’était pas difficile de « foirer » le fromage ! c’était un métier çà !
Le doux romantisme attaché aujourd’hui à la vie des masucs bellement exalté par la littérature touristique au nom de la liberté-chérie et du contact direct avec la nature, ne saurait gommer la dure (très dure) réalité de ce temps de l’estive.
Il faut lire « Apollonie » de Marie Rouanet et Henri Jurquet, (décédé tout récemment en juin dernier !) lui-même né à Aubrac et petit fils du personnage central de l’oeuvre, pour comprendre ce monde brutal du masuc, monde sans femme, loin des prêtres et de leur morale.
Pendant près de cinq mois « Le buron, c’est la liberté trouvée près du ciel, contre l’ordre domestique, la morale, la religion et la famille qui composent le royaume des femmes »
Et de mentionner le langage démesuré, les manières brutales, les brimades multipliées contre le jeune roule, parfois traité moins qu’un chien : uno trasso, un chiffon…
Pas facile non plus le simple quotidien, et son rythme implacable de traite tous les jours et deux fois, par tous temps, pluie, soleil, vent, bourrasques, orage et foudre (nombreux morts chez le bétail et… les buronniers) et neige, même. Non ! On est loin de la gentille pastorale, de l’élégie bucolique !
La question qui taraude quand on parcourt ces espaces devenus totalement déshumanisés, ces masucs silencieux, clos, morts. Et souvent en ruines ! …
L’interrogation qui surgit au couchant face à ces pâturages entièrement désertés des voix lointaines des pâtres attardés ramenant le bétail c’est : Pourquoi ? Pourquoi la disparition de ces ruches si actives durant toute l’estive ? Pourquoi l’effondrement de toute une civilisation agro-pastorale, de tout un mode d’être-au-monde ICI ?
Bien sûr ! et d’abord la Guerre, les guerres, qui décimèrent les hommes des campagnes : on a déjà noté ces interminables listes sur le moindre petit monument aux morts du moindre petit hameau. Des razzias ! Un hameau de buronniers comme Regaïssou fut entièrement exterminé par la guerre de 14 !
Ensuite la fièvre aphteuse (terreur des campagnes, je m’en souviens, enfant !) qui décima les troupeaux en 1952
Advint le tournant agricole de 1960 où les modèles de la PAC et autres agronomes technocrates condamnèrent au nom de la modernité (cette religion imbécile) ce modèle déclaré «fossile» et ses fromages rustiques : au lait cru et entier !!! Pensez donc, c’était revenir à l’âge des cavernes ! Et la productivité !!! ??? Monsieur ! La productivité 🤪
Pour achever le tableau s’installe chez ces populations extrêmement pauvres et dont on a vu la rude existence, une émigration saisonnière entre les temps d’estive, dans le Sud de la France, en Espagne même mais surtout : PARIS. N’hésitant pas à parcourir à pied les 700 km qui les reliaient à Paris (Si faict !), les voilà qui avec d’autres aveyronnais se font porteurs d’eau, de charbon hissant dans les étages des immeubles parisiens seaux et sacs. Les bougnats sont nés, avec une présence au travail et une obstination qui ferait hurler de douleur nos jeunes post «35 heures» et post-covid. Et voilà l’émigration « longue durée » scellée : ils ne reviendront aux villages que… fortune faite !
Bref il ne restait plus que 33 masucs ouverts, en 1966.
Si le dernier buron de l’Aubrac à pratiquer la fabrication de la fourme, celui du Théron de Montorzier, a cessé son activité à l’automne 1999, on peut noter la brève tentative de Jean-Claude Ramon qui décidant de racheter le buron de Camejane, tente en 2008 de perpétuer le travail acharné de ses ancêtres se levant à la pointe du jour pour traire à la main les 38 vaches. Mais, c’était déjà du folklore !
Nous voici errant parmi ces masucs mutilés, mourants, aux toits effondrés, lauzes brisées, poutres livides telles des ossements parmi ces enchevêtrements de débris, ces lambeaux de murs vaillamment encore supportés par d’impressionnants blocs de granite édifiés là pour défier le temps.
Témoins quotidiens de ces vies d’hommes rudes et tenaces, proie des ronces, aujourd’hui, mémoires longues à mourir comme autant d’épaves ! Nous ruminons tristement cette ère de la disgrâce et de la démission de l’homme qui a pourtant si opiniâtrement façonné cette civilisation.
Michel Bras raconte que Le Suquet, – le restaurant gastronomique de son fils Sébastien à Laguiole – voulait acheter 2 burons en ruine pour les remonter mais… impossible de les acquérir : les propriétaires préfèrent les laisser en ruines que de s’en séparer .
Conscients sans doute de cette attache viscérale avec le passé meurtri et qu’aucun argent, aucun ne peut faire se rompre. Un serment envers les âmes du passé ? Immarcescible ?
Magnifiques photos comme toujours et l’Aubrac est si beau. Au fait, j’ai retrouvé (un peu tard !) le nom du buron dont je t’avais parlé c’est le buron de Caméjane.
Merci encore pour l’histoire de ces masucs.