KUTTY CHATHAN THEYYAM… et les autres
Le lendemain, 15 heures, nous sommes au Temple Karayil Bhagavathi à Thalassery. Une foule importante est déjà massée tout autour du Kalari dont la surface est bien plus importante que dans les Kaavu précédents.
Mais l’esprit est tout autre, un nombre important d’enfants et d’adolescents laisse entendre qu’on est venu plutôt se divertir cet après midi : le côté festif ne fait pas de doute et le recueillement des précédents rites plutôt nocturnes d’ailleurs, a laissé place à un brouhaha jovial.
D’ailleurs des affiches et banderoles ont été posées, validant le côté programmatique de la « kermesse », façon fête paroissiale !
Je ne dis pas que la sacralité du rituel a disparu mais les performances et les évolutions des Theyyams paraissent plus orientées vers le spectacle, le divertissement que l’humble recueillement des rites précédents où les ados rigolards étaient naturellement exclus.
On est déjà surpris par l’inhabituelle quantité de Theyyams évoluant simultanément sur l’aire du Kaavu, et la suite du programme verra se succéder de nombreux autres Theyyams.
NB : On a recensé 400 types différents de theyyams dans le nord du Kerala ! Quatre Cents !!! Plus, sans doute.
Ce rouge vif, là, c’est Kuttichathan Theyyam avec ses grandes joues de bois décoré et sa barbe noire qui prolonge étrangement ce faciès avec ce cache-yeux métallique percé d’un petit trou central pour la vision, sa tête régulièrement penchée sur le côté qui renforce l’étrangeté, ces extensions en forme de paon dans le dos…
Ce Theyyam est l’un des plus complexe du système. Déjà son origine convoque de multiples mythes : tantôt enfant divin de Parvaty et Shiva, tantôt … né de Cherumi, une servante de classe inférieure, tantôt né du feu sacré.
Sa culture hybride bouscule quelque peu l’orthodoxie brahmanique. Enfant de Shiva certes, mais l’enfant divin est un subversif et un rebelle et il représente une menace déclarée pour la classe dominante détentrice du pouvoir. Pourfendeur des croyances et des normes dominantes, il a défendu les paysans des classes inférieures et ses colères sont terribles et désastreuses quand il punit l’injustice.
Theyyam ou … la revanche des castes ( Dalit ) on en a déjà parlé !
Voilà qu’à nouveau le crépitement furieux des chendas attire notre attention sur l’apparition du nouveau Theyyam.
Voici Kaaranavar Theyyam, entité bien spécifique et qui rompt avec le panthéon classique.
Il s’agit de la célébration d’un ancêtre fondateur d’un clan ou d’une lignée familiale, d’un guerrier célèbre ou d’un homme ou une femme d’exception, bref d’un ancêtre s’étant distingué par la piété, l’intelligence, le courage, ou tout acte valeureux pour protéger sa famille ou sa région.
Autant dire que Kaaranavar Theyyam renvoie à un référent variable selon le lieu et mobilise donc une fabula spécifique, qui tient lieu d’exemplum, de modèle incitatif et ne peut que « parler » avec force aux foules fidèles.
Outre qu’il est évidemment vénéré pour protéger la descendance en éloignant les maladies, conflits et esprits malveillants, il constitue un lien reliant la famille à son passé, son histoire et reconnecte, le temps du rite, l’Aujourd’hui au Jadis.
Notez qu’il s’agit bien d’un Theyyam à part entière, donc une divinité
NB : On a souligné déjà ce renversement paradoxal de l’autorité et de la hiérarchie religieuse officielle qui s’efface, elle, ses dieux et ses temples le temps du Theyyam.
On a souligné que des castes hautes, y compris des brahmanes et des propriétaires terriens, viennent s’incliner, offrir des présents et recevoir des bénédictions de la part de cet homme-dieu qui, en dehors du rituel, leur doit respect et subordination et dans la vie de tous les jours continue d’être socialement dominé.
Mais, ne rêvons pas, en aucune façon, il ne s’agit de renverser la norme et l’ordre établi. Tout comme le Kaavu de la forêt ne prévaut qu’un temps, le temps du Rite, sur l’autorité du temple officiel hindou.
Bon ! ce jeu du monde à l’envers existait déjà dans l’occident antique, les saturnales et autres lupercales des Romains et plus tard, mais continûment, s’est prolongé dans la tradition carnavalesque. N’oubliez pas, l’inversion des rôles : l’esclave devenait le maître pour une journée, le nègre devenait le blanc, aux Antilles des Plantations…
Une fois encore les rythmes frénétiques des chendas initient et scandent la chorégraphie du rituel. Et toute la fin de l’après midi, les différents Theyyams vont évoluer sur le Kalari entouré sur ses quatre côtés d’une foule participante attentive, recueillie et/ou réjouie et dans la jubilation. En tous cas, grand rassemblement communautaire. et… peut-être psychothérapie collective.
Voilà que les ombres s’allongent et que, dans la lumière rouge du soleil couchant, la figure couleur sang de la forme féroce de Kaitha Chamundi apparaît. Plutôt menaçante !
Les exclamations cessent et tous les regards se tournent vers lui, qui arrive comme un forcené à peine maîtrisé par ses acolytes et tentant de leur échapper, tournoyant et bondissant, incarnant la rage divine.
Plus tard, le voilà qui arrive, un pandanus (kaitha) sur le dos qu’il vient de couper, le sabre menaçant, le corps sanguinolent et fait le tour du kalari en vociférant, les armes à la main.
Voilà Kaitha Chamundi Theyyam retournant au kaavu couvert de sang avec son kaitha coupé sur ses épaules et porté comme trophée de la victoire sur les démons. Nul doute que la foule qui connaît le mythe et ses anecdotes vibre à ces représentations.
🔎 Voici pour infos la fabula de Kaitha Chamundi triomphant des démons Chanda et Munda mentionnée dans le Devi Bhagavatham
Chanda et Munda avaient reçu de Brahma la promesse de ne pas être tués par des hommes ou des femmes. Fort de cette invulnérabilité, ces démons se mirent à tourmenter tous les êtres vivants sur terre, terrorisant les villages, attaquant habitants, bétail et récoltes.
Les humains prièrent Brahma de trouver une solution pour mettre fin au règne de terreur déclenché par Chanda et Munda. Brahma demanda alors à tous les êtres vivants de supplier la déesse mère Shakti de leur porter secours.
C’est la terrible Durga, avatar de Shakti, née de la colère des dieux qui, pour détruire les démons, prit une forme telle qu’il était impossible de savoir si elle était un homme ou une femme. Elle pourchassa Chanda et Munda dans la forêt et pour tenter de se soustraire à ses regards, les fuyards se transformèrent en kaitha, en pandanus aux longues feuilles effilées et épineuses.
La déesse mère cherchant activement Chanda et Munda, remarqua que deux pandanus restaient immobiles dans le vent. Elle se rendit vite compte qu’il s’agissait de Chanda et Munda. Elle sortit son épée et coupa les deux arbres, anéantissant ainsi les démons et … libérant l’humanité.
Pendant plus d’une heure, soutenu par les rythmes étourdissant des chendas, Kaitha Chamundi toujours agité, toujours violent, toujours en furie va arpenter le kalari, empoignant, brutalisant et cherchant à terrasser ses acolites, dévorant n’importe quoi, son bras, même, se vautrant sur le sol, s’enduisant de farine… va offrir le spectacle de la démence folle, sa force dangereuse incarnant la terrible Durga aux prises avec le MAL et mimant… euh ! … je pense 😜, le combat permanent contre les forces du Désordre et engendrant, peut-être une fantastique catharsis. Euh ! Je pense ??? 😜
