L’origine : San Sperate
San Sperate. C’est ici que tout a commencé ! Ici dans ce bourg agricole situé à l’ouest de Cagliari, vers 1968.
Pinuccio Sciola peintre et sculpteur, un enfant d’agriculteurs du pays, retourne en Sardaigne après études et voyages en Italie, Autriche (Académie Internationale des Beaux-arts de Salzburg), Espagne (université de Moncloa à Madrid en 1967), Paris (1968).

Jusque là rien que de très… banal. Sauf qu’il a voyagé aussi au Mexique et a été fort influencé pas les expériences mexicaines et sa rencontre avec Siqueiros.
En effet, le phénomène du « muralismo » est né au Mexique dans les années 1920 comme une forme d’expression des idéaux politiques et culturels de l’époque répandus dans toute l’Amérique du Sud.
Dans l’esprit d’un art du peuple et pour le peuple, les peintres Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros et José Clemente Orozco ont commencé à réaliser des œuvres murales monumentales et de grands cycles de fresques dans des espaces publics et privés accessibles à tous.

Et le jeune Pinuccio Sciola fait la connaissance de David Alvaro Siqueiros auquel d’ailleurs il dédiera un mural à San Sperate après sa mort advenue en 1974. Leur relation est si primordiale que leur collaboration initiera un jumelage entre San Sperate et Tepito, un quartier de Mexico.
Sans oublier que Sciola assiste à Paris à l’effervescence de Mai 68, où chacun le sait, les murs ont conquis la Parole et… l’ont fait largement savoir !
C’est ainsi que de retour dans son village natal, avec quelques amis il lance le mouvement « Paese Museo » transformant l’espace urbain de ce petit village du Campidano. Et ce n’est pas rien, comme vous allez le VOIR !


À l’occasion de la fête religieuse du Corpus Domini, Sciola et ses amis ont commencé à recouvrir les humbles murs de terre séchée ( ladiri ) du village de couches de chaux, transformant la boue séchée des murs en page/toile blanche solaire, riche de tous les possibles avec, après la surprise passée, l’acquiescement des villageois.
Ce qui n’est pas rien dans une société d’économie agraire et pastorale où l’on imagine aisément que l’esthétique est la dernière roue de la charrette ! 🤪


Les premiers à adhérer à l’idée de Pinuccio Sciola (San Sperate, 1942 – Cagliari, 2016) furent des artistes sardes tels que Angelo Pilloni, Foiso Fois, Liliana Cano, Gaetano Brundu, Primo Pantoli, Giovanni Thermes, Giorgio Princivalle, etc. Et la préoccupation première pour tisser des liens avec la population a été de lui représenter en miroir des scènes et des gestes de la vie, de SA vie.






Via Sassari, belle et grande fresque de Angelo Pilloni, artiste déjà rencontré sur les murs de Tinnura, à l’épisode précédent. Natif de San Sperate, auteur de nombreuses fresques ici et ailleurs. Très engagé dans la représentation de l’identité sarde. Si les couleurs paraissent fraîches, c’est qu’elle a été réhabilitée et plusieurs fois, la dernière paraissant datée de 2022.

🔎Je vais tenter un descriptif maladroit sans doute et à coup sûr incomplet. Cette fresque rassemble les valeurs et les réalités patrimoniales du pays Sarde. En haut à droite, à travers les rues du village surgit une longue procession précédée par des porteurs du Saint vénéré, suivi de l’évêque, des porteurs de bannières et de la foule ; avec en fond la silhouette carrée et rustique de la tour/clocher de l’église de style aragonais, reproduction de la Chiesa di San Sperate Martire du village. On peut donc déduire que le saint honoré et promené est bien Speratus, un martyr de Scillum en Numidie, décapité à Carthage avec 12 autres le 17 juillet 180 après J.-C., dont les reliques auraient été transportées au VIè siècle dans l’ancienne Civitas Valeria afin qu’elles ne soient pas profanées par les Vandales.

Cette scène contraste à l’évidence avec les 2 personnages de gauche qui regardent avec grand détachement le sacré de la procession en cours, l’attitude désinvolte de l’homme affaissé sur le mur, main à la poche, jambe mollement repliée, coiffure vissée sur la tête, de même la femme restant assise, manifestant tous deux une somme d’irrespect face à la solennelle procession. Je n’ai pas d’explication à cette irrévérence tenant de l’effronterie… blasphématoire
Affirmation d’une grande tradition agraire, matérialisée par l’homme à la houe cultivant la terre, à gauche l’inévitable olivier symbole de richesse, vitalité et pérennité de l’île, l’arbre aux fruits de droite, généreux, évoque la culture dominante et renommée de San Sperate : la pêche, réputée pour sa saveur, de même que la brebis évoque la forte tradition pastorale sarde.
Mais l’on voit que toute cette structure ancienne et actuelle s’enracine (à noter l’omniprésence des racines « Radichinas ») dans le sol par une histoire plus ancienne encore, matérialisée par le nuraghe, cette construction en pierre qui évoque cette étrange civilisation nuragique, spécificité de l’histoire sarde et dont les constructions résiduelles parsèment le territoire du nord au sud.
Et plus loin encore dans le temps, le sous sol peint par Pilloni fait état de ces nombreux vestiges retrouvés, dans le village où des fouilles récentes montrent que les premières colonies humaines remonteraient même au XVIII è s. av-JC.
Mention particulière pour cet étrange masque grimaçant conservé et exposé au Musée Archéologique National de Cagliari, mais trouvé ICI, reproduit d’ailleurs sur d’autres murales de San Sperate.
On voit le projet de cette fresque : relier le passé archéologique à la mémoire collective vivante du village comme un tout identitaire, ce que Pinuccio Sciola appelait la peau du village.
NB : Je ne peux décoder aisément le motif en haut à gauche sur le mur, j’y lis une paire de mains ouvertes offrant ce qui pourrait être des pêches de San Sperate ou des oeufs, ou des pommes de terre ??? 🤪
Mais j’ai remarqué que ce motif est repris rue Vico III Decimo par un (ou plusieurs, vu la nature composite du tableau) artiste espagnol qui signe Zapatos Rojos 2016. voir plus bas

On peut remarquer qu’ici à San Sperate, ni le projet des révolutionnaires d’Amérique du Sud, ni les éclairs de la révolution de Mai 1968 n’ont détourné un grand nombre de peintres de la nécessité d’exprimer et réexprimer l’âme et le patrimoine Sarde. En témoigne tout un flot de peintures.

Cette table dressée et accueillante qui se trouve via Umberto est l’oeuvre d’un élève de l’Institut Rudolf Steiner de Milan, qui signe Allievi. Je pense qu’elle est peinte sur une cinquantaine de mètres au total et est l’oeuvre d’un collectif.






En 2018, le village de San Sperate a fêté les 50 ans de la naissance de cette entreprise hors norme : le Paese-Museo, le Village Musée et à cette occasion ont été réhabilitées des fresques anciennes historiques comme celle de la 1ère photo de l’épisode, peinte par Pinuccio Sciola et de nouvelles ont été réalisées. Vous les repérerez sans problème à leur «fraîcheur».






Evocation des « bronzetti », statuettes en bronze (que les fouilles archéologiques ont mises à jour ), dont la variété et la richesse constituent une base fondamentale pour reconstruire la réalité de la civiliation nuragique, dont on peut admirer une grande quantité au Musée de Cagliari (chef de tribu, prêtre, guerriers, lutteurs, chasseurs, femmes, orants, mère à l’enfant, archers, mère avec un guerrier mort sur les genoux, reproduit tout en haut à gauche, mais aussi les navicelles votives : magnifiques objets en bronze de petite taille qui reproduisent la coque d’un bateau à la proue ornée d’une tête de taureau ou de cerf.

Représentation ci-dessous tout à fait réaliste de ce « bronzetti », mais si nous avons vu un char à 2 roues sans timon et sans siège au musée de Cagliari, je doute que la civilisation nuragique ait (déjà) enfantée la bicyclette mais la peinture pleine d’humour – un archer conduisant sa bicyclette, son bouclier accroché au guidon – est hilarante par tant de justesse réaliste.

Cependant, peu à peu, d’autres fresquistes, peintres plutôt ! vinrent d’ailleurs et d’Europe joindre leur talent à l’originale entreprise. Et la variation tant en thèmes qu’en qualité, colore d’humanité simple ce paese museo et rend si agréable cette flânerie dans les rues du village qui s’enorgueillit tout de même de plus de 400 murales !




Murale de Luigi Pu 1996 avec une inscription à demie effacée : Pays d’Art Pays de Paix. Ses 7 palomas de la paix se libérant de l’écheveau complexe et tortueux du sombre monde géométrisé par les algorithmes crochus et s’envolant sur la portée musicale des rayons bleus du soleil. ( quête spirituelle ? )
On a quitté le narratif patrimonial pour l’écriture symbolique.






















